Rencontres

Les rencontres, les interviews des acteurs de la vie musicale.

Garder la voix légère : le secret de la soprano Eleonora Buratto

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Fraîchement auréolée de son succès personnel dans le rôle d'Antonia dans les Contes d'Hoffmann à La Scala de Milan, Eleonora Buratto vit un moment particulièrement heureux dans sa carrière : la soprano de Mantoue, en effet, a enchaîné ces dernières années une série de débuts dans un répertoire très large, allant de l'Otello de Rossini à Madama Butterfly de Puccini, en passant par ce Verdi qui, entre Ernani et Don Carlo, apparaît de plus en plus comme la pierre angulaire de sa carrière actuelle et future. Nicola Cattò (membre du jury ICMA Musica) a rencontré Eleonora Buratto le lendemain de la fin des représentations de l'opéra d'Offenbach Les Contes d'Hoffmann et juste avant son départ pour New York, où elle a chanté Mimì dans une série de représentations de la Bohème : l'occasion était (aussi) de parler de l'enregistrement de la Messa di gloria de Rossini, dirigé par Antonio Pappano et primé d’un ICMA 2023. 

Vous fêterez l'année prochaine vos 15 ans de carrière, pourtant du fait de l'ampleur de votre répertoire et du prestige des théâtres dans lesquels vous chantez, il semble que beaucoup d'autres se soient écoulés : est-il déjà temps de faire un premier bilan ?

Est-ce vrai ? je ne m'en étais pas rendu compte ! En fait oui, un premier bilan est aussi utile pour se remémorer les jalons que vous avez franchis, comment vous les avez atteints, s'il y a eu des erreurs, pour comprendre si vous auriez pu mieux faire pour ne pas répéter, à l'avenir, des erreurs de jugement.

Comme beaucoup de chanteurs, vous avez commencé par un répertoire plus léger, pour ensuite virer vers celui de l'opéra pur : mais Rossini est toujours très présent. Comment votre approche a-t-elle changé techniquement ?

En fait, j'aurais aimé que Rossini fasse partie de ma carrière même au début : un rôle parmi tant d'autres que je n'ai jamais pu chanter est Fiorilla du Turco in Italia. En plus des productions de concert (je pense au Stabat Mater et à la Petite messe solennelle). Heureusement, des propositions me sont venues pour de grands opéras comme Moïse et Pharaon ou bien Otello, chanté à Pesaro : avec une technique et un timing corrects entre les productions , il n'est pas impossible de chanter à la fois Butterfly et Desdémone. Il faut avoir une bonne période de repos. L'an dernier, après Butterfly, j'ai chanté la Bohème et surtout l'Alice de Falstaff, ce qui m'a permis de retrouver cette agilité, cette légèreté qui sont vitales chez Rossini. Aussi parce que je ne chante pas Cio-Cio-San en alourdissant la voix, mais en la respectant, en jouant avec les couleurs, en essayant de différencier les trois actes en insistant sur l'évolution de l'enfant naïf du premier à la tragédie finale. C'est, à mon avis, une façon d'assurer la santé de la voix. Mais la technique passe toujours en premier !

Aussi parce que, ensuite, ça dépend quel Rossini vous chantez : Desdémone est un rôle d’Isabelle Colbran, qui me semble tout à fait adapté à votre voix actuelle… 

Les rôles que je peux garder au répertoire ne sont que ça. Et c'est un grand plaisir de les chanter. Maintenant j'ai en tête deux titres que j'ai très envie d'aborder : Guillaume Tell et La donna del lago. Quelqu'un m'a même demandé une Hermione… : il faut bien évaluer.

Parlons de cette Messa di gloria : comment s'est formalisé cet enregistrement ?

Je ne connaissais pas cette musique, mon agence m'a soumis la proposition, alors j'ai lu attentivement la partition. Comme les dates d'enregistrement étaient planifiées juste avant un engagement prévu avec le Requiem de Verdi à Paris, j'y ai un peu réfléchi, juste à cause de ce que j'ai dit avant. Mais c'était une proposition flatteuse, et ça s'est très bien passé. Je voulais vraiment travailler avec Maestro Pappano, avec qui je n'avais enregistré que le petit rôle de la prêtresse dans Aïda. Pendant les répétitions de musique et celles avec l'orchestre, il m'a beaucoup aidée à comprendre des aspects de Rossini que j'abordais avec un point de vue plus tardif, en entrant avec trop de lourdeur dans la voix : il ne m'a pas demandé de "spoggiare" (supprimer l'appoggio) mais d'alléger ma voix et ma façon de penser. Il m'a aidée à trouver une tonalité pour laquelle je lui suis très reconnaissante : j'ai pu faire de l'agilité et des aigus en pianissimo, il m'a aidée à retrouver des aspects de ma technique que je n'exploitais plus. Et ce sont des pages, pour la soprano, qui ont une tessiture très haute et très virtuose. Je ne sais pas quand je pourrai travailler à nouveau avec Maestro Pappano : il y avait un projet Puccini avec lui à Londres (La rondine), mais il a été reporté.

Alessandro Marangoni, intégralement Rossini au piano  

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Cette année, le jury des International Classical Music Awards (ICMA) récompense le pianiste italien Alessandro Marangoni avec un prix spécial pour son enregistrement de l’intégrale des Péchés de vieillesse de Rossini. Nombreux sont les pianistes qui ont abordé, ces quinze dernières années, les pièces et bribes curieuses et provocantes des quatorze volumes de Péchés de vieillesse, l'énigmatique testament musical du vieux Rossini. L’intégrale de Marangoni est cependant la première vraiment complète, s'étendant à toute la musique de chambre et à toutes les pièces vocales (presque toutes enregistrées avec des chanteurs italiens), y compris des pièces contemporaines des Péchés mais absentes des volumes de la collection officielle, ainsi qu'une vingtaine de pièces inédites récemment découvertes. C'est une œuvre exigeante, pleine de surprises, car les quelque deux cents pièces de ce corpus sont stylistiquement très hétérogènes et dessinent le portrait d'un compositeur sournois et ironique. Le musicien, passionné par les découvertes et les répertoires rares, s’entretient avec Nicola Cattò et Luca Segalla du magazine Musica

Comment est né ce projet ? Et comment a-t-il évolué en cours de route ?

Le projet est né un peu par hasard : je ne connaissais pas cette énorme quantité de musique rossinienne. Alors que j'étudiais avec Maria Tipo, elle m'a dit un jour qu'elle avait joué des Péchés quand elle était jeune, et qu'elle pensait que ça me conviendrait. J'ai donc commencé à faire des recherches et j'ai réalisé l'ampleur de cette production : j'ai compris que ce serait un excellent travail non seulement en tant que pianiste, mais aussi en tant que chercheur, ce qui me passionnait beaucoup. Les partitions n'étaient pas facilement disponibles, souvent épuisées… J'ai donc commencé -c'était en 2008- à penser à rassembler une sélection de Péchés pour un seul CD ; mais j'ai remarqué qu'il n'existait pas de véritable version complète de ce répertoire, alors j'ai proposé à Naxos, ma maison de disques, de combler cette lacune. Ils ont réagi avec enthousiasme. Mais le projet initial a grandi au fil des années, grâce aussi à la contribution d'amis du calibre d'Alberto Zedda, Bruno Cagli (qui a été le premier à me donner quelques manuscrits qu'il possédait) et au travail avec la Fondation Rossini, qui a mis les manuscrits à ma disposition. Nous, les pianistes, avons l'habitude de travailler avec des partitions publiées. C'était inhabituel et passionnant. Certaines pièces de cette intégrale n'avaient jamais été enregistrées, d'autres étaient vraiment inconnues, comme le Tema e variazioni qui se trouvait, entre autres, à la Fondation Rossini et avait échappé à tout le monde (il ne figurait pas dans le catalogue de Péchés que Rossini lui-même avait compilé).

Combien de pages ont été données en première mondiale ?

Vingt. Et ce n'est pas tout. Il y a quelques pièces découvertes plus tard. L'une le fut même le lendemain de la fin des enregistrements. Ce sont deux petites choses, mais je les aurais incluses sur les CD ! Et il y aura probablement d'autres découvertes.

2023, quatre-centième anniversaire de la publication des Hymnes de Jehan Titelouze

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Depuis 2018, Sébastien Bujeaud prépare une thèse de musicologie sur Jehan Titelouze (c1563-1633), que l’on peut considérer comme le père de l’école d’orgue française, notamment grâce à son recueil de douze Hymnes (1623) dont nous commémorons le quatre-centième anniversaire. Un magnifique album enregistré par Léon Berben est à la hauteur de l’événement. Le compositeur a bien sûr attiré l’attention de la science et a connu nombre d’études et d’articles, mais c’est la première fois qu’il est le sujet d’une telle synthèse monographique. À la faveur de ses récents travaux, sous la direction de Philippe Vendrix, le doctorant, rattaché au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (Université de Tours), a bien voulu échanger avec nous : pour nous aider à mieux cerner Titelouze, sa vie, son art, et la singularité esthétique de son œuvre.

Les recherches et publications de Jean Bonfils, Denise Launay, Maurice Vanmackelberg, Willem Elders, Norbert Dufourcq contribuèrent dès les années 1960 à mieux connaître l’existence, les talents et le génie de Titelouze. Pourriez-vous retracer les grandes étapes de son ascension, depuis sa naissance à Saint-Omer jusqu’à sa consécration à la cathédrale de Rouen ? Vos investigations ont-elles révélé des faits majeurs sur son parcours, ou contredit des vérités établies de sa biographie ?

Tout d’abord, merci beaucoup de m’avoir invité pour parler de mes recherches, à l’occasion de cet anniversaire des Hymnes. D’après ce que nous disent les sources audomaroises, Titelouze est issu d’une famille de ménétriers, amateurs et professionnels, d’origine toulousaine et non anglaise, établis à Saint-Omer depuis plusieurs décennies. Grâce aux riches archives rouennaises, j’ai pu établir sa présence à Saint-Martin-sur-Renelle à Rouen dès 1583, avant qu’il ne soit nommé organiste de la cathédrale en 1588. Titelouze fut expert en facture d’orgues dès ses débuts rouennais, il bénéficia donc à Saint-Omer d’une formation d’instrumentiste, en facture et reçut probablement les ordres mineurs. Il fut également organiste dans d’autres églises rouennaises, et sut se faire apprécier du chapitre de la cathédrale malgré des rappels à l’ordre pendant les troubles.

Titelouze fut naturalisé en 1604, pour pouvoir posséder des biens et des titres, prit l’habit de prêtre en 1609 (peut-être formé chez les Jésuites de Rouen rouverts en 1604) puis celui de chanoine en 1610. Je pense qu’il profita de la richesse culturelle de Rouen et de ses voyages à Paris pour compléter son savoir en théorie musicale et composition, en poésie, en liturgie et théologie en tant que chanoine ; la musique composée, son principal legs actuel, étant la dernière étape de sa riche vie et de ma thèse. Il voyagea de Poitiers à Amiens pour expertiser des orgues, et durant son canonicat puis sa retraite à partir de 1629, alla régulièrement à Paris pour publier ses œuvres, et élargir son entourage musical et savant.

Ma thèse est un rassemblement de sources éparses et une exploitation la plus exhaustive possible des archives, ce qui me permet une plus grande précision sur son ascension sociale et ses différentes activités. Je contredis les recherches antérieures à propos de sa formation, que je pense avoir été plus progressive, débutée à Saint-Omer puis renforcée à Rouen ; de même les archives précisent qu’il prit l’habit de prêtre en 1609 à Rouen et non dans sa ville natale. Les archives de la cathédrale de Rouen me permettent de le suivre jour après jour pendant son canonicat de 1610 à 1629, de noter ses absences, assez longues sans être indignes car il fut peu rappelé à l’ordre, les sujets à propos desquels il siège et décide. Je note trois mois d’absence fin 1622 pour aller à Paris faire éditer ses Hymnes, quatre mois en 1626 pour ses Magnificat et Messes. Outre ses expertises et voyages parisiens, Titelouze alla régulièrement dans ses prébendes dans l’actuelle Seine-Maritime, il participe au roulement de messes, offices et cérémonies à la cathédrale en tant qu’organiste exécutant et chanoine décideur, et devient un notable rouennais.

Titelouze prend même l’ascendant sur le Maître de chapelle nommé après le départ fracassant de H. Frémart en 1625, en s’occupant du financement des enfants et des chantres, en siégeant systématiquement au sujet de la musique et de la liturgie ; d’où ses messes publiées et les cérémonies qu’il dirigea pendant sa retraite. Je pense enfin qu’il dût aller à la Cour, à Paris et Saint-Germain-en-Laye, étant donné qu’il connaissait les Chabanceau de La Barre, organistes et clavecinistes du Roi.

Hans Abrahamsen et la Reine des neiges

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Depuis qu'il a écrit Winternacht en 1978, la référence à la neige est peu à peu devenue une constante dans la musique du compositeur danois. "Ça me prend", dit-il. "Ce qui me fascine dans la neige, c'est sa blancheur, ainsi que l'idée qu'elle puisse se transformer en glace". Mais Abrahamsen est aussi très conscient de "l'autre côté de l'hiver", précise-t-il, qui est qu' "après l'hiver vient le printemps. C'est précisément ce qui se passe à la fin de Winternacht, mais aussi à la fin de son opéra La Reine des neiges (2019) dont la production puis la sortie en DVD, dans sa version anglaise, par le Bayerische Staatsoper vient d'être primée d’un International Classical Music Award 2023. Dans cet esprit, Jesús Castañer du magazine espagnol Scherzo, membre du jury ICMA, a rencontré le compositeur.

Vous avez écrit votre premier opéra, La Reine des neiges (2019), à l'âge de 62 ans. Avez-vous pensé à faire un opéra auparavant ?

Oui. J'avais prévu d'écrire un opéra en 1988, mais je n'ai jamais réussi à trouver la bonne histoire, et je n'avais pas non plus développé une écriture vocale propre pour faire quelque chose comme ça. C'est lorsque je composais Schnee (10 Canons pour 6 instruments), entre 2006 et 2008, que j'ai lu le conte de fées Snedronningen (La Reine des neiges) de Hans Christian Andersen, et j'ai tout de suite vu les possibilités de cette histoire. J'en ai été très ému. J'ai même écrit un livret moi-même, mais ça n'a pas marché, et en fait je crois n'en avoir jamais parlé à personne. Mais certaines des idées de Schnee ont été inspirées par ce conte. Prenez par exemple le deuxième canon, qui dans l'opéra apparaît dans la scène où Kay et Gerda sont sur une place de la ville et il lui montre à quel point les flocons de neige sont fantastiques, puis ils tournent pendant que les autres enfants jouent avec la neige. Quand j'ai écrit cette musique pour Schnee, j'avais déjà cette image en tête. Naturellement, lorsque l'Opéra Royal m'a demandé en 2012 si j'étais intéressée par l'écriture d'un opéra, j'ai rapidement répondu : « Oui, La Reine des Neiges ».

En fait, le lien entre La Reine des Neiges et Schnee est si fort qu'à certains moments on peut avoir le sentiment que le premier est en quelque sorte contenu dans le second. Par exemple, le premier canon de Schnee apparaît dans le prélude de l'opéra et réapparaît vers la fin, lorsque Gerda est avec Kay dans le château et ne sait pas comment le réveiller. Mais alors que dans le Prélude la « réponse » était au début de la phrase, dans cette autre scène elle est à la fin. Tout comme dans Schnee. C'est alors qu'une larme tombe de l'œil de Gerda ; c'est-à-dire que la « réponse » est enfin trouvée.

C'est un point intéressant. Je n'y avais jamais pensé. En effet, dans Schnee, je travaille avec deux phrases canoniques : d'abord vient la « réponse », puis vient la « question », et à la fin de chaque canon cet ordre est inversé. Autrement dit, au début, nous avons déjà la réponse, mais nous devons d'abord nous lancer dans un voyage pour trouver la question. Et ce n'est que lorsque nous avons la question, à la fin, que nous réalisons que la réponse était en nous depuis le début, nous n'en étions tout simplement pas conscients. Parfois, nous avons les réponses, mais nous ne pouvons pas croire qu'elles soient si simples.

Iván Fischer et le Budapest Festival Orchestra

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Le Budapest Festival Orchestra (BFO), fondé par Iván Fischer,  entame sa quarantième saison. La phalange hongroise se produira sous la baguette de son fondateur mais aussi avec des chefs d'orchestre et des solistes tels que Lahav Shani, Paavo Järvi, Gérard Korsten, Yefim Bronfman, Anna Vinnitskaya et Veronika Eberle. Iván Fischer a accordé un entretien exclusif à notre collègue Dávid Zsoldos du média hongrois Papageno (membre du jury des ICMA). Lors de cet entretien, il aborde son parcours avec son orchestre, mais aussi la manière de faire s'il commençait à monter un orchestre aujourd'hui.

Vous souvenez-vous de la sonorité de l'orchestre du festival lors de sa première saison ?

Parfois, je travaille avec des orchestres de jeunes et mes souvenirs me reviennent, et je me rends compte que c'est ainsi que sonnait le BFO dans les premières années. L'enthousiasme de la jeunesse a quelque chose de charmant et de captivant, mais en même temps, bien sûr, il est indiscipliné et parfois irrépressiblement rapide. La plus grande différence réside peut-être dans la manière dont nous gérons le temps. À l'époque, l'orchestre était comme un véhicule à moteur turbo, ou un cheval de course, il aurait été comme au galop tout le temps. Aujourd'hui, il est comme un cheval sensible, qui détecte et réagit à chaque mouvement et lit dans les esprits.

Dans quelle mesure les séances de travail locales prévalent-elles encore dans une scène musicale qui s'internationalise de plus en plus ? Peut-on entendre l'école hongroise de cordes, mondialement connue, dans le son du BFO ?

Je pense que oui. Bien qu'il y ait une différence significative entre l'école de violon de Transylvanie et la tradition de Budapest, le BFO est une combinaison des deux. Et n'oublions pas que notre école de violon est liée à l'école russe, créée à Saint-Pétersbourg par Lipót Auer. De nombreux professeurs de musique -Loránd Fenyves, Zoltán Székely, János Starker, et d'autres- ont emmené l'expérience de cette école jusqu'en Amérique. L'école hongroise des cordes est encore plus clairement audible ici, mais le fossé se rétrécit.

Quels sont les solistes et les chefs invités qui ont eu la plus grande influence sur le développement de l'orchestre ? 

Au cours des 40 années d'existence du BFO, les visites de quelques artistes invités ont laissé une marque particulièrement profonde. J'aimerais commencer la liste par Sándor Végh, qui a pratiquement ouvert les yeux d'une génération d'instrumentistes à cordes. Parmi les solistes, Zoltán Kocsis, György Pauk, András Schiff, Leonidas Kavakos, et parmi les chanteurs Christine Brewer et László Polgár ont eu la plus grande influence sur nos musiciens. Mais Gábor Takács-Nagy, Jordi Savall, Reinhard Goebel et bien d'autres ont joué un rôle important dans notre développement.

Hoviv Hayrabedian, baguette d’avenir 

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Le jeune chef d’orchestre Hoviv Hayrabedian est le fondateur et le chef d’orchestre de l’Orchestre BruMe - Bruxelles Méditerranée. Cet ensemble  est un orchestre à géométrie variable dont la particularité est de réunir des musiciens issus essentiellement de Belgique et du sud de la France. Nous rencontrons Hoviv Hayrabedian en prélude au concert qu’il donnera le 8 avril à Tour et Taxis.  

Qu’est-ce qui vous a motivé à créer l’orchestre BRU-ME ? Comment la musique peut-elle caractériser cet axe Bruxelles/Méditerranée ?

Cela fait plusieurs années que je travaille sur ce type de projets. J’avais d’abord créé un ensemble vocal à Marseille puis, en 2019, j’ai monté un orchestre pour jouer la  Symphonie n°4 de Mahler lors de l’ouverture du Festival Courants d’Airs à Bruxelles. En 2021, j’ai été choisi pour diriger une série d’orchestre dans le cadre du plan de relance post COVID 19 de la DRAC PACA. J’ai profité de l’occasion pour fonder l’orchestre BruMe. 

Je m’intéresse beaucoup à la notion d’exil. Les compositeurs des 20e et 21e siècles dont je me sens le plus proche sont presque tous des “exilés”. Je pense notamment à Stravinsky, Xenakis, Ohana, Moultaka ou Petrossian. Il y a quelque chose de tribal qui m’attire dans leur musique, une sorte de souffle primitif et en même temps avant-gardiste, que je reconnais chez Haydn, Beethoven et Liszt. J’ai l’impression que le point commun entre tous réside dans le fait qu’ils se sentaient citoyens du monde. Le nord et le sud ne sont pas géographiques. En France on parle de Paris et Marseille, mais aux États Unis par exemple, il s’agit des côtes est et ouest. Ce qui me fascine, ce sont les échanges et comment ils influencent notre musique. 

Comment choisissez vous les répertoires que vous programmez ? 

Plus jeune, mes choix étaient complètement régis par mes émotions. Si j’aimais une œuvre, il fallait absolument que je trouve un moyen de la programmer. Ce fut le cas avec la 4e de Mahler que j’ai jouée quand j’étais clarinette solo de l’orchestre de la francophonie à Montréal en 2017, puis avec Scheherazade plus tard. Ce dernier exemple est un peu particulier puisque nous l’avions programmé en avril 2020 et reporté en 2022 à cause de la pandémie. Lorsque j’y suis revenu, j’ai fait un gros travail de recherche sur la pièce et j’ai eu l’idée de l’associer avec une sorte de pendant moderne. C’est ainsi qu’Alex Recio Rodriguez a écrit une pièce pour l’orchestre que l’on a créée en Avril 2022. Depuis je travaille sur cette idée de mise en regard. 

J’aime aussi beaucoup le concept de cycle. Par exemple, nous avons donné la 1ère Symphonie de Beethoven en juillet dernier et nous donnerons la 2e le 8 Avril prochain à Bruxelles. Je réfléchis à programmer les 9, associées à des œuvres en création. Ces confrontations vont nous permettre de créer un son d’orchestre propre.

Leonhard Baumgartner, lauréat du Discovery Award des ICMA 2023

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Le jeune violoniste autrichien Leonhard Baumgartner est le lauréat du Discovery Award 2023 des International Classical Music Awards en collaboration avec  l'International Music Academy Liechtenstein. Âgé de 16 ans, ce  jeune homme a déjà remporté des prix au Concours international Mozart de Zhuhai ou au Grand Prix au Concours international de musique de Stockholm. Il était également Wiener Symphoniker Talent et il a fait ses débuts en tant que soliste dans le Concerto n° 5 de Vieuxtemps avec le Wiener Symphoniker au Konzerthaus de Vienne en 2022. Ses études l'ont mené aux universités de musique de Graz, Vienne et Munich. Ses principaux professeurs sont Regina Brandstätter depuis 2019 et, depuis octobre 2022, Dora Schwarzberg et Ingolf Turban. 

Qu’est-ce qui vous a orienté vers le violon ?

Quand j'avais deux ans, j'écoutais mon père pratiquer l'alto. Plusieurs fois il a posé l'instrument et j'ai essayé de faire du pizzicato et aussi de l'arco, ce que mon père n'appréciait pas vraiment. Mais quand j'ai demandé à avoir un violon, il m'en a acheté un pour mon troisième anniversaire. Puis j'ai commencé mes premiers cours de violon avec une enseignante qui se spécialisait dans les classes maternelles en suivant la méthode Szilvay. A cette époque, jouer du violon était juste pour le plaisir. Puis j'ai commencé aussi à chanter dans une chorale et toute cette implication dans la musique est devenue plus sérieuse et surtout plus excitante pour moi.

Qu'est-ce que vous aimez spécifiquement  dans la pratique du violon ?

Il y a beaucoup d'aspects que j'aime, principalement la large gamme de sons et le développement du son sur des notes simples. Le violon me permet de jouer différents types de musique. Et quand je suis sur scène, je suis entièrement concentré sur la musique, j'essaie d'être totalement absorbé par la musique. Bien sûr, je dois penser à la musique et c'est quelque chose que je fais avant et après la représentation. Ou même avant et après la pratique. Quand je joue, je me concentre totalement sur le son.

Alors quelle est votre idée du son ?

Je pense que chaque musicien est à la recherche de l'idéal et du bon son. Développer un son est quelque chose qui est influencé par beaucoup de choses, la situation momentanée, la salle, le type de musique. J'ai joué récemment en quartet et nous avions tous les mêmes cordes. C'est important aussi, donc il y a beaucoup de facteurs et la décision du son à choisir doit être adaptée à beaucoup de choses et bien sûr à la musique que vous jouez.

Vilde Frang, violoniste : l'important était de laisser la musique se faire"

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Vilde Frang est l’une des violonistes majeures de notre époque. Son récent enregistrement des concertos pour violon de Beethoven et Stravinsky (Warner) a été primé d’un International Classical Music Awards 2023 dans la catégorie “Concertos”. L'artiste répond aux questions de Gábor Mesterházi de Papageno (Budapest), membre du jury des ICMA.

Ma première impression, en écoutant votre enregistrement du Concerto de Beethoven, a été que c’était une performance très naturelle mais aussi très personnelle 

Avec le Concerto de Beethoven, j’avais en tête que je ne devais rien casser. C’était plus un processus psychologique qu’un processus d’apprentissage : l’important était de laisser la musique se produire. Sentir que je ne suis qu’une petite partie de ce processus, une partie de la partition orchestrale. C’est comme si j’apprenais toujours à voler, cette musique est très fraîche et propre à jouer.

Le chef d’orchestre de l’album est Pekka Kuusisto. Avez-vous déjà travaillé ensemble?
En tant que violoniste, je connais Pekka Kuusisto depuis longtemps. Pour moi, c’est un vrai héros, je le respecte beaucoup. La façon dont il joue est si naturelle, j’ai tellement appris de lui – et maintenant il m’a donné le même naturel dans l’accompagnement. Une fois, alors qu’il devait monter sur scène en tant que chef d’orchestre, la seule chose inhabituelle à son sujet était qu’il était en smoking. Je l’ai à peine reconnu... L’orchestre, l’Orchestre philharmonique de chambre allemand de Brême, a également joué avec beaucoup d’enthousiasme. Ce fut une expérience formidable d’enregistrer ces œuvres.

Les enregistrements ont été réalisés en 2021 et 2022, respectivement. Cela n’a pas du être une période facile ?

Et nous avions presque abandonné, le coronavirus avait rendu tous les enregistrements incertains. Le Concerto de Beethoven a été enregistré en janvier 2021, mais avec l’enregistrement du Concerto pour violon de Stravinsky, nous avons dû attendre l’été 2022. Mais je pense que cela valait la peine d’attendre que ces deux enregistrements se réunissent!

Une autre interprétation du concerto pour violon de Beethoven vient d’être publiée, interprétée par Veronika Eberle et dirigée par Simon Rattle, qui présente de nouvelles cadences du compositeur Jörg Widmann, alors que dans votre cas le compositeur n’est autre que Beethoven... Cependant, les timbales sont également incluses dans les deux enregistrements.

Ce n’est pas très connu, mais Beethoven a également écrit une version pour piano du Concerto pour violon, et comme pour tous ses concertos pour piano, il a également écrit sa propre cadence pour celui-ci – c’est lui qui a également agencé cette cadence avec les timbales. Le Concerto pour violon a longtemps été joué avec des cadences romantiques, en particulier celle de Joachim, jusqu’à ce que Wolfgang Schneiderhan dépoussière l’idée de Beethoven et la retravaille pour le violon. Cette cadence  a été popularisée par Gidon Kremer. De nos jours, la plupart des violonistes l’utilisent, bien qu’avec des coupes, car elle est particulièrement longue et lourde. Je l’ai juste fait un peu plus court. Alors que le concerto est classique, la cadence n’est pas seulement romantique, mais aussi carrément sauvage – c’est un Beethoven très différent.

Mahan Esfahani, Bach mais aussi les autres

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Le claveciniste irano-américain Mahan Esfahani (Téhéran, 1984) a remporté un ICMA 2023 dans la catégorie Baroque Instrumental avec un album intégralement dévolu à Bach (Hyperion). Mahan Esfahani ne laisse jamais personne indifférent. Ni quand il joue de la musique, ni quand il parle. Étudiant en musicologie et en histoire à l’Université de Stanford, c’est précisément là qu’il reçoit ses premières leçons de clavecin d’Elaine Thornburgh. De là, il est allé à Boston pour parfaire sa formation musicale avec Peter Watchorn. Il l’a achevée à Prague, sous les auspices de la claveciniste tchèque Zuzana Ruzickova. Il a vécu à Milan et à Londres (dans cette ville, pendant dix ans), avant de s’installer à Prague. Bien que le terme « résidence fixe » soit quelque peu relatif, puisqu’il voyage en permanence à travers le monde pour donner des concerts. Eduardo Torrico du magazine espagnol Scherzo, membre du jury de l’ICMA, a réalisé l’interview suivante avec l’artiste.

Vous avez récemment donné un concert à Trente avec l’orchestre La Scintilla, ce qui m’a étonné car vous jouez rarement avec des orchestres sur instruments d’époque.

Je joue beaucoup de Bach avec orchestre mais, comme vous le dites, ce sont des orchestres modernes. C’est un choix artistique. La Scintilla est un cas particulier, car j’ai une relation étroite avec son chef d’orchestre, Riccardo Minasi, que je considère comme un grand musicien, que cet orchestre joue ou non avec des instruments originaux. Pour moi, l’important est la musicalité et la qualité, pas les instruments. Au Barbican Center de Londres, j’ai récemment joué l’Offrande musicale de Bach. Pour ce travail, vous avez besoin d’une flûte, d’un violon et d’une basse continue. J’ai demandé Richard Boothby à la basse continue, qui est un joueur expérimenté de viole de gambe. Ensuite, j’ai demandé Adam Walker, flûte solo de l’Orchestre Symphonique de Londres, et Antje Weithaas, qui joue du violon moderne. La raison est assez simple : ce sont des interprètes avec qui j’aime jouer de la musique de chambre, et je ne fais pas attention à d’autres questions. Mon opinion est que je ne devrais pas évaluer si l’instrument est moderne ou antique, car ma vision est beaucoup plus large. C’est simplement un choix, comme quelqu’un qui choisit d’être religieux ou de ne pas être religieux.

Votre choix personnel a-t-il quelque chose à voir avec le fait que, en plus de jouer de la musique Renaissance et baroque au clavecin, vous jouez également des compositeurs modernes et contemporains tels que Ligeti, Saariaho ou Takemitsu sur cet instrument ? Ce n’est pas courant chez les clavecinistes d’aujourd’hui.

Pour être honnête, je ne prête pas beaucoup d’attention à ce qui est normal chez les clavecinistes d’aujourd’hui. Mais si vous me dites que ce n’est pas normal, je vous crois. Bien sûr, j’aime la musique baroque et de la renaissance. Je pense qu’ils sont fantastiques, mais je ne veux pas me fixer de limites. Quand j’ai enregistré pour Hyperion l’album intitulé “The Passinge Mesures”, avec des œuvres de virginalistes anglais, je me suis rendu compte que ma sœur, qui est pianiste, pouvait jouer ces œuvres sans recourir à un clavecin ou à un virginal. Je crois, d’un autre côté, que ceux qui aiment la musique ancienne sont ouverts d’esprit et ne se soucient pas tellement de l’instrument utilisé pour jouer cette musique.

 

Mozart à cinq avec le quatuor Ebène 

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Le Quatuor  Ebène fait paraître un album consacré aux Quinettes à cordes K.515 et 516 de Mozart. Les éminents musiciens français sont renforcés par leur compatriote Antoine Tamestit. A l’occasion de cette parution qui fera date,  le violoncelliste Raphaël Merlin,  répond à nos questions au nom du Quatuor Ebène.  

Le livret de votre nouvel album consacré aux Quintettes avec alto de Mozart commence avec une évocation munichoise du concours ARD et des rencontres amicales qui s’y sont déroulées. Pouvez-vous revenir un peu sur ces événements ? 

 Le Concours de Munich en 2004, que nous avons préparé très intensément pendant toute l’année précédente, nous a véritablement jetés dans le grand bain : à la fois de la vie professionnelle en tant que quatuor à cordes (les engagements de concerts le soir même des résultats ont rempli notre calendrier plus que tous nos efforts réunis jusque-là), et en tant que musiciens « sociaux » (c’est-à-dire destinés à travailler aussi en dehors de cet étrange vase clos qu’est le quatuor à cordes), puisque les lauréats des autres disciplines, devenus des partenaires au cours de la tournées des lauréats, nous ont permis, à travers Ravel, Caplet, et Mozart, d’explorer le répertoire plus vaste de la musique de chambre en général, et de rencontrer des amis. C’est le cas d’Antoine.

 Vous déclarez ensuite, à propos du Quintette K. 516 de Mozart, que cette partition demeure “une œuvre-repère, un baromètre, un rendez-vous, un lieu de pèlerinage”. En quoi cette partition jalonne-t-elle la carrière du Quatuor Ebène ? 

 Nous l’avons jouée régulièrement, avec un certain nombre d’altistes rencontrés au gré des festivals et/ou des voyages. C’est une œuvre extraordinairement dense, qui recèle tant de gravité et d’euphorie cumulées, qu’elle offre à chaque exécution une expérience tout à fait particulière, peut-être transcendantale.

Pourquoi enregistrer ces deux œuvres, avec votre complice Antoine Tamestit, à ce moment de votre carrière ? 

 L’interprétation a mûri, l’opportunité s’est enfin présentée : alors que nos calendriers étaient si souvent incompatibles, le confinement de juin 2020 nous a offert plusieurs jours consécutifs tous ensemble, à Paris !