A Genève, Martha Argerich à la rescousse de l’OSR 

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Dans la saison actuelle de l’Orchestre de la Suisse Romande, les concerts se suivent mais ne se ressemblent guère. Qui a entendu, il y a une semaine, la fascinante sonorité produite sous la direction de Charles Dutoit tombe de haut lorsqu’il a affaire à une 41e Symphonie de Mozart dirigée par Jonathan Nott. Du concept jupitérien accolé à cette œuvre majeure, il ne reste pas grand-chose, tant elle semble provenir du tout-venant avec cette attaque de l’Allegro vivace qui semble chercher une assise, ce qui permet aux instruments à vent de se glisser dans leur ornière habituelle en revendiquant la proéminence sur les cordes qui tentent néanmoins d’iriser leur phrasé de nuances bienvenues. A cet effet, l’Andante cantabile stabilise le propos grâce aux violons tissant de soyeuses demi-teintes que les bois s’empresseront de pulvériser par les inflexions pathétiques du contre-sujet. A tempo presto est déroulé le Menuetto qui se pare d’un brin de malice dans le Trio où hautbois et premiers violons se dérident au gré d’un rubato nonchalant. Quant au génial Final osant le contrepoint le plus audacieux, il est pris au pas de charge réduisant à néant toute velléité de contraste. 

En début de programme, le bref Tango pour piano élaboré par Igor Stravinsky en 1940 puis arrangé pour dix-neuf instruments, treize ans plus tard, a fait office de hors-d’œuvre par les cordes chaloupées suscitant la veine sarcastique des vents.

Beatrice di Tenda, un opéra grandiose de haute portée philosophique et morale

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Restée dans l’ombre de Norma, Béatrice di Tenda, opéra de Bellini peu connu bien qu’enregistré notamment par Leyla Gencer, Joan Sutherland ou Edita Gruberova, remporte un très vif succès public pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en dépit d’une réalisation visuellement contestable.

Pour sa deuxième commande vénitienne, Vincenzo Bellini s’était d’abord intéressé à la reine Christine de Suède, femme puissante, haute en couleurs avant de lui préférer Béatrice di Tenda.

De cette veuve d’un condottiere piémontais, on ne sait à peu près rien si ce n’est qu’elle épousa en secondes noces Filippo Visconti, duc de Milan, de vingt ans plus jeune qu’elle. Après l’avoir dépouillée de ses immenses biens, il la fit condamner à mort pour adultère.

Le metteur en scène Peter Sellars se dit habité par l’œuvre depuis longtemps. Si son ébauche de synopsis nous vaut la présence d’un téléphone, d’un ordinateur (ou un livre vu de loin ? ) et quelques gardes à mitraillettes...  cette proposition superficielle en cache une autre beaucoup plus forte : la musique de Bellini révèle aux cœurs les plus endurcis, le pouvoir du pardon, le triomphe de la compassion, de l’« amour qui surpasse l’amour ». Thème central que le metteur en scène tiendra fermement en ligne de mire jusqu’à la dernière note.

Entre-temps, l’attention s’égare dans un dédale (George Tsypin) en plastique vert cru, tout en angles : jardins à la française  figurant la cour intérieure du château de Binasco au premier acte, le tribunal, au second.

Les costumes (Camille Assaf), remarquablement disgracieux, alignent les complets vestons en skaï noir, plaquent une draperie verdâtre sur des formes opulentes ou associent un fourreau serré à des escarpins vertigineux. Ils interrogent une fois de plus sur le choix d’une représentation dépréciative et caricaturale du corps humain.

Flûte baroque : Buffardin et son élève Quantz, avec Leonard Schelb et Frank Theuns

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La flûte de Monsieur Buffardin. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Sonate pour flûte et b.c. en la mineur Wq 128. Louis-Gabriel Guillemain (1705-1770) : Sonate pour flûte ou violon et b.c. en mi majeur [Premier Livre]. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonates pour flûte et b.c. en mi mineur BWV 1034. Partita pour flûte BWV 1013. Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784) : Sonate pour flûte et b.c. en fa majeur BR-WFB B 18. Michel Blavet (1700-1768) : Sonate pour flûte et b.c. en sol mineur [Troisième Livre]. Leonard Schelb, flûte. Anne-Catherine Bucher, Wiebke Weidanz, Alexander von Heißen, clavecin. Ricardo Magnus, piano à tangentes. Livret en anglais, allemand. Mars 2022. 70’20''. ET’Cetera KTC 1784

Johann Joachim Quantz (1697-1773) : Concertos pour flûte en sol mineur QV 5:196, en ré mineur QV 5:86, en la mineur QV 5:236, en sol majeur QV 5:173. Frank Theuns, flûte. Les Buffardins. François Fernandez, Maia Silberstein, violon. Franz Vos, alto. Rainer Zipperling, violoncelle. Patxi Montero, contrebasse. Siebe Henstra, clavecin. Livret en anglais, français, allemand. Octobre 2011, rééd. 2023. 58’42''. Accent ACC 24395

Andris Nelsons et la passion du beau son 

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Anton Bruckner (1824-1896) : Intégrale des Symphonies n°0 à n°9 ; Richard Wagner (1813-1883) : Ouvertures de Rienzi ; Der Fliegende Holländer ; Tristan und Isolde ; Die Meistersinger von Nürnberg ; Tannhäuser ; Lohengrin ; Parsifal ; Marche funèbre de Götterdämmerung ; Siegfried Idyll. Gewandhausorchester Leipzig, Andris Nelsons. Enregistré entre 2016 et 2021. Livret en anglais et allemand. 1 Coffret de 10 CD DGG 028948 64528 2.

« Fauré ou le dernier amour » : un voyage hors du temps par Pascal Quignard et Aline Piboule

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Partenaires artistiques depuis quelques années, l’écrivain Pascal Quignard et la pianiste Aline Piboule poursuivent leurs « récits-récitals » qu’ils conçoivent ensemble. Après Boutès ou le désir de se jeter à l’eau et Ruines, ils célèbre les 100 ans de la disparition de Fauré à travers sa relation avec Marguerite Hasselmans dans les 25 dernières années de la vie du compositeur français. Le concert, présenté à La Philharmonie de Paris dans le cadre du week-end Fauré, est en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane.

Intitulé « Fauré ou le dernier amour », le récit inédit de l’auteur de Tous les matins du monde retrace chronologiquement la complicité entre Gabriel Fauré et Marguerite Hasselmans, rencontrés en 1900, respectivement à l’âge de 55 ans et de 24 ans. Fabuleux conteur à une voix mi-rauque, Pascal Quignard fait revivre leur relation, avec des anecdotes (notamment sur la moustache de Fauré) et des réflexions sur la vie musicale parisienne rapportées par différents artistes de l’époque. Chaque évocation, en alternance avec l’interprétation pianistique, n’est jamais trop longue ni trop courte, laissant ainsi aux auditeurs le temps de songer au quotidien du compositeur et savourer la musique.

Festival Présences 2024 : tout à Reich

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Un festival, c’est souvent un voyage : embarquement à Dole dans le Lausanne-Paris pour un trajet rectiligne (c’est souvent l’impression que laisse le Train à Grande Vitesse, mal calibré pour les virages en épingle à cheveu), balade de la Gare de Lyon à la Maison Européenne de la Photographie (une étape plus obligée qu’un torticolis au pied de la tour Eiffel) pour l’exposition Phosphor de Viviane Sassen, curieuse touche-à-tout (photo, collage, peinture) éduquée à Utrecht, déjeuner thaï dans le Marais, métro jusqu’à l’hôtel (chambre étriquée, wifi en panne mais accueil cordial) – il fait gris pourtant la ville me semble plus respirable que d’habitude : les vélos à la place des voitures, ça a du bon.

L’édition 2024 du Festival Présences, que je découvre, s’articule autour de Steve Reich (1936-), une personnalité très américaine, relax (quand je l’entends en Artist Talk après Music For 18 Musicians il y a quelques années à la Philharmonie de Paris) et casquetté (lui ne soudoie aucune starlette porno ni n’appelle à envahir le Capitole), très cool du haut de son âge respecté, pionnier d’une musique minimaliste (à une époque où l’avant-garde est férue de complexité), dite aussi répétitive, avec d’autres, dont les plus (re)connus sont sans doute Terry Riley et Philip Glass -mais on pense aussi à des artistes plus ou moins extravagants comme La Monte Young ou Phil Niblock-, un maître de la pulsation qui, depuis les années 1960, voit son travail avalisé aussi par le (grand) public.

Cette mise à l’honneur comporte quelque responsabilité puisque, outre ses propres œuvres, le programme comprend des pièces de compositeurs choisis parmi les musiques qu’il aime et qui diversifient le paysage de la création contemporaine -lui qui évoque les années 1950, comme celles où les aspirants musiciens n’avaient à suivre que la voie débroussaillée par Stockhausen, Berio ou Boulez, aspirés vers une écriture qui semblait avoir mis de côté l’émotion. 

Les rires de la farce s’effacent, des fleurs percent les murailles : Massenet revisité par Farnaz Modarresifar

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A l’Opéra de Reims, dans le cadre du Festival FARaway, Alexandra Lacroix, après son récent Carmen Case à Luxembourg et à Bordeaux, nous a offert une nouvelle démonstration de la pertinence de son regard et de sa façon de faire : mettre en perspective une œuvre lyrique du répertoire dans sa conjugaison avec une partition et un propos d’aujourd’hui. 

L’œuvre lyrique du répertoire : L’Adorable Belboul une opérette de salon composée par Jules Massenet en 1874. La partition d’aujourd’hui : « Des rires au jasmin » de la Franco-iranienne Farnaz Modarresifar. Les deux oeuvres étant réunies sous le titre de Belboul.

Massenet a composé une comédie-farce : dans un pays d’orient, Zaïza, une jeune femme, perd son voile à la mosquée. Elle est prestement ramenée chez elle par Hassan qui, ayant pu découvrir sa beauté, en est tombé amoureux et veut l’épouser. Problème : Zaïza a une sœur aînée, Belboul, qui doit donc être mariée avant elle. Problème d’autant plus compliqué : Belboul est plus que laide -dixit même son père- et que personne n’en veut. Heureusement, tout va s’arranger : le derviche tourneur, lui aussi séduit par la belle entraperçue, veut l’épouser. Un stratagème est ourdi par les amoureux, le derviche sera le dindon de la farce : il épousera Belboul (voilée…) en croyant épouser Zaïza. 

Joyce di Donato, sublime souveraine au royaume enchanté de Purcell

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En première partie, l’oratorio Jephté de Carissimi introduit dans un paysage sonore délicat où la célèbre plainte de la vierge sacrifiée par l’inconséquence de son père saisit par sa modernité. Anna Piroli, seconde sorcière dans la deuxième partie, lui prête sa simplicité sans que la projection et la texture de la voix suffisent à en rendre toute la portée dramatique.

Très concentrée, Joyce di Donato offre ensuite une interprétation de la reine de Carthage de haut vol où se concilient noblesse, beauté et humanité.

Mille fois déjà, le chatoiement du timbre, ses métamorphoses, depuis les aigus suspendus jusqu’à l’opulence des graves, ont été salués sur les scènes du monde entier. Mais ces qualités ne seraient qu’admirables si elles ne rejoignaient pas cette sorte de profondeur inexprimable qui touche au cœur.

Ainsi jouée, on comprend pourquoi cette musique -impitoyable dans sa nudité- fit pleurer les cours de France et d’Angleterre.

Toujours concise, la plainte est rehaussée par la vivacité des ballets (ovation finale pour le percussionniste placé en haut de la pyramide de l’orchestre), les ricanements diaboliques, les orages et fête nautique directement issus de Lully.

Ce qui n’est pas surprenant puisque le maître de Purcell, Pelham Humfrey, fut l’assistant, l’élève et le copiste du compositeur français durant plusieurs années avant de s’en retourner en Angleterre instruire les musiciens du roi Charles II d’Angleterre parmi lesquels un certain... Henry Purcell.

Martin James Bartlett, apothéose de la danse

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Le pianiste Martin James Bartlett consacre un album à des œuvres françaises réunies sous le thème de la danse. Sous ses doigts, Rameau, Ravel,  Couperin, Debussy et Hahn, virevoltent dans une chorégraphie musicale stylée, cultivée et éclatante. A l’occasion de la parution de cet album majeur (Warner), Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec ce brillant musicien aussi créatif que fédérateur.

Pourquoi avez-vous décidé de consacrer un album aux partitions de danse française ? La danse reflète-t-elle l'esprit français ?

Pour moi, la danse est l'une des racines de toute la musique classique. Ce flux essentiel, ce mouvement,  ascension et ce sens de la collaboration multiple que l'on trouve dans la danse sont également présents dans toute la musique. En tant qu'amateur de ballet, je voulais explorer davantage cette forme d'art et le monde français de la danse est rempli à ras bord de musique absolument exquise. 

Comment avez-vous sélectionné les partitions, compte tenu de leur grande diversité, de Rameau et Couperin à Debussy et Ravel ?

Les deux premières œuvres que j'ai explorées sont la Gavotte et la Double de Rameau ainsi que La Valse de Ravel. J'ai adoré les programmer en récital, en commençant par le baroque et en terminant par cette valse d'avant-garde si contrastée ! Cela m'a amené à réfléchir à toute la belle musique française entre les deux, et m'a conduit en particulier au monde merveilleux de l'impressionnisme musical. Je voulais également faire le lien entre l'ère baroque et le XXe siècle et j'ai trouvé que le Tombeau de Couperin de Ravel convenait parfaitement. L'œuvre fusionne admirablement ces époques et ces styles musicaux totalement différents et crée un contour harmonieux tout au long de l'album. 

Est-ce un peu provocateur, à l'heure de l'authenticité fondamentaliste du texte, de jouer Rameau et Couperin sur un piano contemporain ?

J'ai toujours été d'avis que les développements instrumentaux, du clavecin au piano à queue de concert d'aujourd'hui, auraient été bien accueillis et auraient inspiré les compositeurs. Nous savons, grâce à de nombreuses lettres et communications, que de nombreux musiciens souhaitaient faire avancer le processus de conception et d'ingénierie des instruments. Cependant, même en gardant cela à l'esprit, je tiens à rester aussi fidèle que possible à l'instrument pour lequel il a été conçu à l'origine. Dans le cas du Rameau en particulier, j'ai recherché de nombreux enregistrements de clavecin et j'ai essayé d'intégrer un peu de ce monde sonore dans cet enregistrement, tout en utilisant les avantages de la richesse sonore qu'un instrument moderne peut offrir. 

Avec Alexandre Tharaud, vous interprétez les rares Décrets indolents du hasard de Reynaldo Hahn. Comment avez-vous découvert cette partition ?

J'avais déjà interprété quelques chansons de Hahn et son écriture me plaisait beaucoup, mais c'est Alexandre lui-même qui m'a fait découvrir ces œuvres stupéfiantes. Lorsque j'ai commencé à concevoir ce projet d'enregistrement, je lui ai demandé conseil et il m'a orienté vers ce merveilleux univers sonore. Je savais aussi que je voulais enregistrer avec lui en tant que collaborateur et je suis ravi que cela ait été possible !