Zubin Mehta, la collection Warner
Zubin Mehta. The Complete Warner Recordings. Oeuvres de César Franck (1822-1890) ; Camille Saint-Saëns (1835-1921) ; Giacomo Puccini (1858-1924) ; Giuseppe Verdi (1813-1901) ; Ravi Shankar (1920-2012) ; Gustav Mahler (1860-1911) ; Aram Khachaturian (1903-1978) ; Pyotr Ilyich Tchaïkovski (1840-1893) ; Max Bruch (1838-1920) ; Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968) ; Paul Ben-Haim (1897-1974) ; Dmitri Chostakovitch (1906-1975) ; Alexander Glazunov (1865-1936) ; George Gershwin (1898-1937) ; Gustav Holst (1874-1934) ; Jean Sibelius (1865-1957) ; Carl Orff (1895-1982) ; Sergei Prokofiev (1891-1953) ; Niccolo Paganini (1782-1842) Franz Waxman (1906-1921). Solistes, choeurs et orchestres, Zubin Mehta. 1967-2000. Notice de présentation en anglais. 1 coffret de 27 CD et 3 DVD. Warner Classics. 0190295221324.
Warner met en boîte des enregistrements de Zubin Metha sous l’appellation “The Complete Warner Recording”. Il faut tout d’abord préciser qu’il ne s’agit pas d’un box au sens du coffret « Zubin Mehta à Los Angeles » (Decca), legs chronologique et basé sur un contrat d’exclusivité entre le chef et la firme. Il s’agit ici de l’addition pertinente d’albums parus sous les étiquettes EMI et Teldec. Ce coffret couvre une période comprise entre 1967 et 2000 et il permet d’illustrer plusieurs aspects de l’art du chef : le démiurge des débuts, l'accompagnateur attentionné, le chef symphonique parfois routinier et la star internationale en mondovision.
Le parcours commence en 1967 à Rome. Mehta est au pupitre des forces chorales et symphonique de l’opéra romain pour une Aïda qui peut être considérée comme un classique de la discographie et qui bénéficie d’une distribution de haut vol : Birgit Nilsson, Franco Corelli et Grace Bumbry. Mehta, qui venait faire ses débuts au MET deux ans plus tôt dans cette même partition, s’y montre à son affaire, à la fois flexible au chant et puissant dans les passages spectaculaires.
Zubin Mehta a toujours été un accompagnateur de concertos apprécié des solistes. Dans ce domaine, il possède un pedigree exceptionnel, ayant collaboré avec des légendes comme Vladimir Horowitz, Jascha Heifetz, Isaac Stern ou Arthur Rubinstein ou avec des jeunes talents pour lequel il tisse un écrin sur mesure. On retrouve ici le chef accompagnant le jeune Maxime Vengerov dans un programme de démonstration : Paganini, Saint-Saëns et Vieuxtemps. La technique parfaite du virtuose additionnée à un chef soucieux d’alléger les masses et de faire claquer les pupitres, nous valent un Concerto n°1 de Paganini foncièrement génial. Fidèle parmi les fidèles, le violoniste Itzhak Perlman est au centre de quatre disques dans du répertoire connu comme les concertos de Khatchaturian, Chostakovitch et Tchaïkovski, mais aussi du moins fréquent comme les oeuvres de Bruch (Concerto n°2 et Fantaisie écossaise), Glazounov, ou des raretés à l’image des partitions superbement mélodieuses de Castelnuovo-Tedesco ou Ben-Haim. Mehta est au service de son soliste qu’il suit au fil de ses pérégrinations virtuoses ou mélodiques, même si l’on pointe de temps un temps un côté placide un peu trop neutre (dans Khatchaturian ou Chostakovitch), mais le chef est exemplairement attentionné à son partenaire, ne cherchant jamais à lui voler la vedette ou à rivaliser.
Le chef purement symphonique est représenté par plusieurs albums captés à Tel-Aviv, Berlin, Londres et New-York dans les années 1980-1990. Portée par le développement du CD, la firme Teldec avait cherché à internationaliser son catalogue avec la signature d’artistes prestigieux et célèbres comme Kurt Masur et Zubin Mehta. Le chef était en train de quitter son mandat de directeur musical du New York Philharmonic où il n’avait pas foncièrement brillé. Le jeune démiurge des débuts s’était mué en un chef aussi surbooké que jet-lagué qui se complaisait dans une routine confortable même si jamais médiocre. Mehta ré-enregistrait aussi en DDD des piliers de son répertoire mais il y apportait parfois d’intéressants compléments. Des albums new-yorkais, on peut retenir un pétaradant Gershwin avec la suite vocale tirée de Porgy & Bess, l’Américain à Paris et l’Ouverture cubaine. On aime aussi beaucoup la Symphonie n°5 de Mahler, puissante et carénée, qui s’appuie sur la masse compacte des pupitres de la phalange étasunienne. On descend par contre d’une marche avec un album Stravinsky où le Sacre du printemps linéaire est sauvé par une lecture intense mais un peu démonstrative de la Symphonie en trois mouvements. La routine est par contre le maître-mot des albums Holst (les Planètes) et Sibelius (Symphonie n°2/Finlandia), certes menés avec sens des nuances mais foncièrement plats. La comparaison avec la gravure californienne des Planètes est assez cruelle. On passe l'Atlantique et la Méditerranée pour les Symphonies n°1, n°2 et n°6 de Mahler avec son cher Philharmonique d’Israël. Auteur de deux gravures majeures de la Symphonie n°2 à Vienne (Decca) et à Massada (CDI), Mehta est certes architecturalement puissant, mais cela manque de la folle énergie et l’impact dramaturgique qui parcouraient les deux autres interprétations. Si la Symphonie n°1 est solide et se hisse dans la moyenne haute de la discographie, il n’en va pas de même Symphonie n°6 complètement ratée car tristement lisse et neutre, l’un des plus mauvais enregistrements de Mehta ! L’escale symphonique sur les rives de la Tamise avec le London Philharmonic nous propose une démonstrative et virtuosement instrumentale, mais bien peu romantique, Symphonie fantastique de Berlioz et des Carmina Burana d’Orff bodybuildées, spectaculaires et foncièrement jubilatoires, portées par des choeurs et un orchestre en forme olympique dans un son magistral. Mais l’apothéose de ce voyage orchestral réside dans un album franco-belge Franck/Saint-Saëns enregistré avec les Berliner Philharmoniker. La Symphonie en ré mineur de César Franck, captée en concert, est étonnante par la clarté de ses textures et le sens des contrastes déployés par le chef dans une optique très personnelle plus latine, voire féline, que germanique. Dans la Symphonie n°3 de Saint-Saëns, la puissance berlinoise est naturellement démoniaque et impactante. Magnifiquement enregistré, ce disque est l’un des meilleurs du chef.
Star planétaire de la baguette, Mehta aimait prendre part à des événements populaires comme le concert des trois ténors à Los Angeles -conclusif de la Coupe du monde de football 1994- ou des films d’opéras. Il va sans dire que ces produits marketings raillés alors par les puristes sont certes à la marge de la discographie, mais ils témoignent indubitablement d’un âge or quand un événement classique drainait les foules et faisait la course en tête des box offices. En 1992, l’auteur, metteur en scène et producteur de télévision Andrea Anderman, avait tourné Tosca dans les lieux du livret et aux moments mêmes de l’action. Portée par deux bêtes de scène, Placido Domingo et Ruggero Raimondi, cette captation vidéo est un peu une métaphore d’un art lyrique fantasmé, mais qui pouvait mobiliser des moyens de productions qui semblent actuellement démesurés. Certes la réalisation fait parfois sourire avec une abondance de gros plans et les chanteurs ont tendance à surjouer. Si la vidéo sauve plutôt bien le projet, la seule captation audio ne peut rien faire dans un contexte discographique survolté. Quelques années plus tard Andrea Anderman avait voulu reprendre le même concept avec Traviata. Si Mehta était en fosse, la distribution proposait de jeunes chanteurs dont seul José Cura a pu mener une carrière de premier plan. Il n’y a pas grand-chose à sauver de cette bande son fonctionnelle mais invisible dans l’art de l’interprétation.
Il faut évoquer également quelques autres albums comme le Concerto pour cithare indienne Ràga Màlà de Ravi Shankar, une oeuvre à la fois étonnante et fruitée, rencontre de deux cultures, ou le Pierre et le Loup proposé avec plusieurs narrateurs dont Itzhak Perlman ou Jacques Higelin. L’un des DVD propose l'émouvant film de Perlman en Russie, un bonus bienvenu.
Dès lors, il est difficile de considérer ce coffret, intéressant dans son ensemble mais qui qualitativement fait un peu trop le grand écart entre le superbe et le routinier. Reste que le legs de Mehta, témoin de son époque, s’écoute non sans nostalgie d’une période où la musique classique était considérée dans les grands canaux de diffusion et où on ne rechignait pas à la dépense luxueuse.
On regrette aussi le texte de présentation trop purement biographique qui manque de remise en perspective.
Son : 8 Livret : 5 Répertoire : 10 Interprétation globale : 7 (mais moyenne entre 4 et 10)
Pierre-Jean Tribot