Gabriela Montero : un épiphénomène de l'interprétation pianistique? Ou la renaissance d'un art perdu ?
"Je connecte avec mon public d'une manière tout à fait unique et réciproquement. L'improvisation est une part tellement essentielle de mon identité qu'elle devient pour moi la façon la plus naturelle et la plus spontanée de m'exprimer. J'improvise depuis que mes mains ont touché le clavier pour la première fois, mais pendant de nombreuses années, je l'ai gardé en secret. Un jour, Martha Argerich m'a entendu improviser et elle en fut ravie. C'est elle qui m'a persuadée qu'il était possible de combiner une carrière d'artiste classique « sérieuse » avec ce côté plutôt inhabituel de ma personne". Voici les paroles d'une artiste qui se démarque de presque tous ses collègues par une approche vivante et surtout émouvante d'un art, celui de l'improvisation, qui était l'apanage de tous les grands jusque vers 1880, où le métier de pianiste/interprète et non plus pianiste/créateur s'est imposé. Bach, Mozart, Beethoven ou Chopin étaient admirés pour leurs improvisations. Le musicologue Luca Chiantore a écrit un livre captivant sur les notes que Beethoven prenait pour ses improvisations, où un certain degré de préparation préalable était évident mais prouve qu'il ne se bornait pas à une simple ornementation d'oeuvres déjà écrites. Depuis, le culte du texte écrit a rétréci notre vision du phénomène « concert » où une part d'improvisation pouvait donner une saveur inégalable à telle ou telle soirée. De nos jours, cet art ne survit que dans le domaine du « jazz » où des noms comme Keith Jarret ou Michel Petrucciani ont laissé une empreinte indiscutable. Il est vrai aussi que ce langage, avec de structures moins serrées que le dit « classique » s'y prête singulièrement. Mais le phénomène Montero est d'un tout autre ordre : chez elle, la musique jaillit d'une source intérieure comme un flot d'émotions et de couleurs d'une richesse presque picturale. Et pas seulement dans ses improvisations : ce sont toutes ses interprétations qui sont imprégnées de cette démarche absolument spontanée où elle se place comme une médium entre l'auteur et nous. Elle conçoit les œuvres non pas comme une construction linéaire ou géométrique où les notes et les lignes formeraient des accords et des structures contrepointiques, mais comme des coups de pinceau intégrant des irisations d'accords fluctuants qui intègrent des notes et dont le mouvement perpétuel crée les tensions et les détentes. En ce sens, sa démarche est identique à celle de notre langage parlé : les voyelles et les consonnes forment les mots, mais notre pensée articule les mots dans la phrase sans se référer aux détails de chaque voyelle ou consonne. Et nous fait ainsi redécouvrir des pièces qu'on a écoutées presque jusqu'à la nausée sous un jour radicalement nouveau, comme si elle improvisait toujours...