Arthur Hinnewinkel, Prix Thierry Scherz 2024 à Gstaad, a choisi Schumann pour son premier album

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Robert Schumann (1810-1856) : Introduction et Allegro Appassionato (Konzertstück) pour piano et orchestre, op. 92 ; Introduction et Allegro de concert en ré mineur, op. 134 ; Concerto pour piano et orchestre en la majeur, op. 54. Arthur Hinnewinkel, piano. Sinfonia Varsovia, direction Marc Coppey. 2024. Notice en français et en anglais. 61’ 37’’. Claves Records 50-3095. 

Elinor Frey poursuit son investigation du répertoire pour violoncelle du fils Dall’Abaco

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Dall’Abaco and the Art of Variation. Giuseppe Clemente Dall’Abaco (1710-1805) : Sonates en ré majeur ABV 39, en ut majeur ABV 20, en ré mineur ABV 21. Trios pour trois violoncelles en si bémol majeur ABV 54, en sol majeur ABV 55. Accademia de Dissonanti. Elinor Frey, Eva Lymenstull, Octavie Dostaler-Lalonde, violoncelle. Michele Pasotti, théorbe. Federica Bianchi, clavecin. Juin 2023. Livret en anglais, français, allemand. TT 80’35. Passacaille PAS 1141

Dusapin à Garnier : un Dante qui déchante 

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Mercredi 26 mars. Chagall surplombe un public nombreux, les velours disparaissent sous les robes, les feuillets s’agitent une dernière fois avant l’extinction des feux. Le narrateur  (Giovanni Battista Parodi) apparaît sur scène. Smoking rutilant, voix suave. Il Viaggio, Dante, opéra en un prologue et sept tableaux inspirés de la Vita nova et de la Divine Comédie, commence. Et l’enfer avec lui. 

Le silence éternel de ces espaces infinis… 

Je ne vous rejouerai pas la querelle des Anciens et des Modernes, on sait à quoi s’en tenir avec Pascal Dusapin. Du reste, que la dissonance ne se résolve jamais ne m’importe guère. Que l’abstraction règne ici en maître, c’est après tout entendu. Que les chanteurs, enfin, psalmodient dans les graves pendant deux heures, et que les scènes s’étirent, passe, à la rigueur. 

Mais cent autres questions demeurent.

Pourquoi la scénographie accapare tout le propos, au lieu de soutenir la partition ? Pourquoi le centre de gravité est-il dans le mouvement ou l’immobilité, la plastique et l’image projetée ? On me dit « oratorio », on me parle de « tableaux ». J’entends. Mais cette soirée signée Pascal Dusapin et Claus Guth n’annonçait pas un ballet ! Alors pourquoi se complaire dans une pantomime aussi inutile que surannée ? Pourquoi le grotesque, les bruitages et les cris sont-ils aussi inégalement répartis ? 

Et pourquoi ces figuralismes d’un kitsch navrant ? N’a-t-on rien d’autre à proposer, en 2025, qu’un couloir d’asile avec des zombies en guise de Limbes ? Qu’un court-métrage introductif et des images surimposées – aussi inspirés soient-ils de feu David Lynch ! Jouer avec des draps vous couvre certes une scène et vous donne des ombres d’enfer ; mais il ne vous habille pas un opéra, pas plus que ces figurants en noir et blanc qui lancent pétales, paillettes et autres artifices. 

Non, décidément, la pantomime ne passe pas, le rôle de Sainte Lucie est affligeant (malgré le talent de Danae Kontora, et la qualité tant de la justesse de ses attaques suraiguës que celle de son vibrato). La déambulation de Virgile est au mieux stérile, et Béatrice enfermée dans une caricature agaçante. 

Oui, certaines scènes vous frapperont par leur grande finesse esthétique. Et d’autres vous sembleront éculées au possible. Et, surtout, vous vous demanderez où est passée la musique. Pas la tonalité – je ne vais même pas jusque-là. La musique, l’intention qui justifie qu’un geste en appelle un autre, qu’un nœud quelque part se noue – bref, que l’action produise le sentiment de la nécessité, l’urgence de passer à la suite. Ici, seule paraissait la contingence absolue des enchaînements, sans pour autant que le prétexte de la contemplation-introspection suffise à convaincre. Dans les graves, les silences et les longueurs de la partition, l’inaction scénique s’installe, s’étend, s’épanche, et nous ennuie profondément. 

Alexandre Païta, à propos de son père Carlos Païta

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Le label Le Palais des dégustateurs a entrepris une série de rééditions des enregistrements du légendaire chef d’orchestre Carlos Païta. Cette collection culmine actuellement avec la première édition d’une bande de concert magistrale avec la Symphonie n°9 de Bruckner.  A cette occasion, Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec Alexandre Païta, le fils du chef d’orchestre pour parler de ses souvenirs et de la légende de cet artiste hors normes. 

Quels souvenirs musicaux gardez-vous de votre père Carlos Païta ?  Est-ce que l’un de ses concerts en particulier vous a particulièrement marqué ?

Les grands moments que j’ai vécu pour ses concerts ont étés au Royal Festival Hall de Londres, avec la Symphonie n°3 de Camille Saint-Saëns où la salle était comble avec une extraordinaire symbiose avec le public ou alors la Symphonie n°1 de Mahler au Concertgebouw en présence d’Elizabeth Furtwängler, ou encore la Symphonie n°7 de Bruckner à Lier et à Bruxelles. Je peux encore citer le Requiem de Verdi au Royal Albert Hall de Londres où  ses enregistrements comme la Symphonie n°8 de Bruckner, les extraits  du Gotterdammerung de Wagner  et la Symphonie n°5 de  Tchaïkovski à Moscou.

Carlos Païta a été l’un des premiers chefs à fonder “son” label Lodia, ce qui en ces temps était complètement novateur. Qu’est-ce qui l’avait motivé à franchir ce pas ?

Le caractère de mon père étant totalement indépendant ne pouvait pas à mon sens s’adapter à un label établi ou certaines choses devraient être imposées. Je crois aussi que cela pouvait lui donner la possibilité de faire ses enregistrements comme il l’entendait. Par ailleurs il choisissait lui-même l’orchestre, les micros les ingénieurs du son etc.

Il avait également fondé son propre orchestre le Philharmonic Symphony Orchestra.   Fonder son propos orchestre n’était pas non plus chose courante…

En effet, c'était un peu comme le NBC Symphony Orchestra de Toscanini. A Londres, mon père avait réuni les meilleurs musiciens des orchestres londoniens : London Symphony Orchestra, London Philharmonic, Royal Philharmonic….  D’ailleurs leur première tournée fut dans une période tourmentée !  C’était en pleine Guerre des Malouines et imaginez un orchestre anglais avec un chef argentin ! Cette tournée a été accueillie à Genève, Toulouse, Paris et Londres et au programme il y avait le “Prélude et Mort d’Isolde” de Tristan und Isolde et la Symphonie n°8 de  Bruckner.  Le plus grand succès fut à Londres !  

J’ai entendu dire qu’il était très sensible et exigeant envers les prises de son 

Absolument, pour les enregistrements, je sais que mon père utilisait les micros Neumann à tube. Il les avait toujours avec lui. 

Claude Achallé, ancien ingénieur de son de Decca, est resté un homme marquant dans les enregistrements avec mon père. En effet, après avoir travaillé pour Decca, Achallé a beaucoup collaboré avec lui et mon père l’aimait beaucoup. Carlos Païta a été un des premiers à enregistrer en digital. Pour lui, le digital offrait un son pur et dynamique qui correspondait à sa vision de la musique. Il y eut une grande entente musicale et humaine entre eux. Je souhaite lui exprimer ici ma reconnaissance. Claude ne s’est jamais permis de porter un jugement musical, ni de faire une suggestion à mon père. Pas même sur la violence des martèlements de la timbale dans le premier mouvement de la Symphonie n°1  de Brahms ou encore sur la violence dans la marche funèbre du Gotterdammerung. 

Vladimir Jurowski à propos de La Chauve-souris de Johann Strauss

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Dans la catégorie Opéra vidéo, le jury des International Classical Music Awards  a décerné le prix à une production munichoise de  La Chauve-souris, mise en scène à Munich en décembre 2023 par Barrie Kosky, sous la direction de Vladimir Jurowski et avec des chanteurs tels que Diana Damrau, Georg Nigl, Martin Winkler et Katharina Konradi dans les rôles principaux de cette œuvre emblématique de Strauss. Anastassia Boutsko (Deutsche Welle), membre du jury des ICMA, a rencontré  Vladimir Jurowski.

Avez-vous été ravi de recevoir le prix ICMA ?
J'ai été très surpris, car cette production n'a  reçu que des critiques positives. Il y a aussi eu des critiques, notamment concernant la musique. Les critiques munichois, en particulier, n'ont pas semblé du tout enthousiastes quant à ma façon d'interpréter la musique de Johann Strauss. J'ai parfois l'impression qu'ils flottent dans des souvenirs d'une époque révolue sans vraiment savoir à quoi cela ressemblait.
J'ai grandi avec les enregistrements munichois de Carlos Kleiber. J'ai étudié son matériel orchestral et nous jouons à partir de ce matériel. Je connais parfaitement chaque note, ce qu'il a joué et où. Bien sûr, je fais certaines choses différemment, mais mon interprétation est clairement et consciemment basée sur celle de Kleiber.

Je dois dire qu'en tant que critiques et journalistes musicaux, nous avons été nous aussi très étonnés lorsque Vladimir Jurowski, expert en musique rare et nouvelle du XXe siècle, a soudainement décidé de diriger une Chauve-souris. On aurait pu aussi se demander : quel diable de diable vous a bien fait souffrir, vous et Barrie Kosky (qui avez longtemps résisté à la mise en scène d'une opérette) ? Était-ce le grand anniversaire de Strauss qui approchait en 2025 ?

Je n'avais pas du tout pensé à cette date, je ne l'ai remarquée que récemment. Barrie Kosky et moi voulions simplement abattre une autre « vache sacrée » ici à Munich après le très réussi Chevalier à la rose, que nous avons donné avec Barrie en 2021. Et il est vrai que j'aime profondément cette œuvre et que je la dirige depuis près de trois décennies maintenant. J'ai dirigé ma première Chauve-souris au Komische Oper de Berlin à l'âge de 25 ans. C'était la production de Harry Kupfer, que j'ai reprise à l'époque. Elle a été répétée par mon patron de l'époque, Jacob Kreuzberg. Puis, en 2003, j'ai lancé ma propre production de La Chauve-souris à Glyndebourne. Enfin, il y a eu une autre Chauve-souris à Paris, à l'Opéra Bastille…

Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui rend La Chauve-souris si spéciale à vos yeux, musicalement et en termes de contenu ? Pourquoi cette satire sociale, écrite il y a 150 ans, est-elle toujours aussi intéressante aujourd'hui ?
Eh bien, c'est l'une des satires les plus diaboliques qui soient. Parce que c'est une pièce sans personnages véritablement attachants. Ils sont tous corrompus et se comportent mal, mais en même temps, ils sont tous incroyablement sympathiques et attachants. Malgré, ou peut-être à cause, de leurs nombreux défauts humains.
Mais à ce côté satirique, s'ajoute une musique vraiment divine, qui rappelle en partie Mozart et Schubert et qui a aussi beaucoup en commun avec Offenbach. C'est une sorte de réponse viennoise à Offenbach. Une comédie musicale profonde, pourrait-on dire.

Où voyez-vous cette profondeur ?
Eh bien, l'histoire est ce qu'elle est : elle est diabolique, cynique, sans amour, totalement dénuée d'amour, mais remplie d'une attente de désir. On peut littéralement sentir ce désir. Tout est enrichi par les hormones humaines, masculines et féminines.
Mais la musique – la musique a vraiment de la profondeur ! Et c'est là le miracle de Johann Strauss. Il écrit beaucoup de choses cruelles ou frivoles, mais avec une musique qu'on aimerait entendre au paradis une fois arrivé au paradis. Mon professeur disait toujours : « Quand je mourrai et que j'irai au paradis, j'espère pouvoir y écouter de la musique de Johann Strauss tous les jours ! »

… et peut-être là, au paradis de la musique, rencontrera-t-il Johann Strauss lui-même. Qu'est-ce qui définit ce compositeur pour vous ?
D'un côté, Johann Strauss fils est une figure marginale du firmament musical classique de notre époque. De l'autre, il fut l'une des figures centrales du XIXe siècle. Nous savons qu'il était vénéré et envié par des compositeurs illustres et mondialement connus, non seulement pour son succès, mais aussi pour sa musique. Parmi eux, des personnalités comme Wagner, Brahms et Liszt.

Rituel à la Philharmonie de Paris : alors on danse ?

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Le concert Rituel réunissait, le temps de deux soirées, les musiciens de l’Orchestre de Paris, le chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen, la compagnie L.A. Dance Project et le chorégraphe Benjamin Millepied. Annoncé dans le programme de salle comme un “échange libre entre deux artistes” pour un hommage à Pierre Boulez, il s’est plutôt agi d’un concert de musiques du 20ème, émaillé de quelques pas de danse. Si certains points intéressants sont à relever, il convient quand même d’en questionner la finalité créatrice. 

Pour cela, commençons par la fin, avec Rituel in memoriam Bruno Maderna, composé en 1974 par Pierre Boulez. Censé être l’aboutissement du cheminement musical et chorégraphique de ce concert, il s’agit d’une pièce en 3 parties d’une durée de 27 minutes, pour petit effectif orchestral. Composé à la mémoire du compositeur italien Bruno Maderna, ce Rituel présente en fait quinze sections distinctes, chacune ouverte par un coup de gong solennel et tirant un lent fil musical, aux froids silences. L’aspect charnel existe pourtant, produit par les effets de timbres, finement travaillés par le compositeur, mais également par la répartition d’une partie des musiciens dans la salle, en groupes distincts au milieu du public. Le résultat sonore, en termes de spatialisation et d’immersion dans l'œuvre, est assez impressionnant. Quand on songe à la dimension de la salle Pierre Boulez, véritable paquebot musical, et à la finesse de perception avec laquelle est reçue chaque note de la partition, on ne peut que saluer la réussite acoustique du lieu. L’alchimiste principal de cette expérience sensorielle in situ n’est autre qu’un farfadet scandinave, âgé de 66 ans mais en paraissant 30, tant son agilité et son plaisir d’être là sont manifestes.  

Présent au plus haut plan sur la scène internationale depuis 45 ans, le chef finlandais Esa-Pekka Salonen est pourtant toujours prêt à s’embarquer dans de nouveaux défis, comme cette collaboration avec le chorégraphe Benjamin Millepied. Ah oui, c’est vrai, il y a de la danse, aussi. Si la scénographie est intéressante, avec un dispositif lumineux rythmant l’espace et créant une vraie ambiance, la danse, elle, est peu consistante. Il s’agit, en l’état, de six danseurs, auxquels le chef indique les départs, qui se déploient en solo, duo ou groupe. Un vrai travail est fait sur les silences et le rythme, avec une belle souplesse de l’ensemble et des effets d’ondulation de groupe séduisants. Face à la spatialisation ambitieuse de la musique, il aurait été intéressant d’étirer ce dispositif à la danse, pour voir par exemple émerger des danseurs à l’intérieur du public, au parterre et dans les différents balcons, avec un savant jeu d’éclairage.