Au Concert

Les concerts un peu partout en Europe. De grands solistes et d’autres moins connus, des découvertes.

Fazil Say, l’insoumis bien tempéré ?

par

Il est difficile, voire impossible, d’assister à un récital de ce grand artiste turc (qui atteignait précisément hier sa cinquante-cinquième année) et de rester impassible face au flot d’émotions et de visions incantatoires qu’il nous procure avec une véhémence et exaltation majeures. Le public bariolé, et bien plus jeune que d’habitude, rassure quant à la pérennité d’une audience s’intéressant à un type d'événement qu’on considère trop légèrement comme une relique du passé. Et l’interprète de génie abordant un colosse de l’histoire de la musique tel que les Variations Goldberg, transcende toute considération de « style », d’« académisme »  ou de « rigueur » pour nous plonger dans un monde absolument personnel, subjectif, fait de trouvailles sonores, de richesse et engagement rythmique ou de recherches sur l’architecture harmonique de l’œuvre, à tel point qu’il nous a semblé presque écouter une pièce jamais entendue auparavant. 

Si l’on se cantonne aux critères dits « historiques », aux habitudes d’interprètes certainement prestigieux et confirmés, on pourrait sûrement dire que Fazil Say est un iconoclaste cherchant l’originalité à tout prix. Rien à voir avec la mesure, la distinction ou l’ascèse qu’une Rosalyn Tureck, au piano, ou un Gustav Leonhardt, au clavecin, ont érigé en critère fondateur de l’interprétation moderne du grand Johann Sebastian. Si l’on se réfère, cependant, à un Sviatoslav Richter ou au jeune Jean Rondeau dans leurs respectifs instruments, on va se retrouver déjà sur des chemins détournés, sur des recherches novatrices et surtout foncièrement personnelles menant la sensibilité de l’auditeur vers des terres inconnues. Say surprend encore davantage, et provoque peut-être certains auditeurs. Mais si l’on analyse sa lecture extrêmement rigoureuse de la partition, on ne pourra jamais affirmer que, en soulignant obsessivement des éléments rythmiques, en affirmant l’évidente tension des certaines marches harmoniques ou les dissonances hardies du contrepoint, il ne fasse preuve de la moindre velléité d’arbitraire ou de recherche de l’originalité à tout prix. Il se distingue, sans nul doute, de tous les autres exécutants, mais je reste convaincu que sa vision répond à une sincérité de propos et à une vérité personnelle absolument irréfutables. Et que les critères de « objectivité » qu’un Maurizio Pollini prétendait défendre jadis, cherchant à se prémunir de la subjectivité du pianiste, resteraient pâles devant ce déferlement d'individualité, de tempérament certes, mais fondamentalement éloigné de la moindre afféterie, superficialité ou caprice. 

A Genève, un Concert de l’An inégal 

par

Au cours des premiers jours de l’an, les Amis de l’Orchestre de la Suisse Romande organisent un Concert de l’An qui est donné le premier soir au Victoria Hall de Genève, le second soir au Théâtre de Beaulieu à Lausanne. Pour cette année, le choix s’est porté sur un programme lyrique que devaient interpréter Sonya Yoncheva et Dmitry Korchak sous la direction de Jonathan Nott. Mais confrontée à de graves problèmes de santé, la soprano bulgare a dû annuler sa participation et au dernier moment, accourt depuis l’Arménie Juliana Grigoryan qui, le temps d’une seule répétition et d’un raccord, respecte en grande partie le programme prévu.

Y figure une page célèbre, l’Ouverture que Rossini composa en 1829 pour son dernier ouvrage, Guillaume Tell. Le jeune violoncelliste Léonard Frey-Maibach livre un solo empreint d’une extrême sensibilité que soutient le canevas en demi-teintes tissé par ses collègues de pupitre. Un pianissimo presque imperceptible (presque inouï sous cette baguette !) amène subrepticement l’orage qui déferle sur les trombones menaçants, avant que le cor anglais n’imprègne le ranz des vaches d’une mélancolie que pour une fois ( !), les bois pimentent de suaves inflexions. Hélas ! quelques couacs inopportuns gâchent l’attaque du célèbre galop qui s’en remet rapidement pour sacrifier à l’effet cavalerie lourde !

Intervient ensuite le ténor russe Dmitry Korchak que j’ai entendu régulièrement à Pesaro depuis 2006. Aujourd’hui, à quarante-cinq ans, ce Rossini qu’il a abondamment interprété convient beaucoup moins à sa morphologie vocale en pleine mutation. Et la scena ed aria de Rodrigo au deuxième acte d’Otello, « Che ascolto !... Ah ! come mai non senti pietà » le pousse à livrer en un curieux fortissimo le declamato et à pousser l’aigu dominant une coloratura grossièrement savonnée. Au deuxième acte de La Fille du Régiment, la scène de Tonio, « Ah mes amis, quel jour de fête », limitée à quelques mesures, laisse une impression tout aussi peu convaincante  que confirme la série de contre-ut étranglés dans  la redoutable stretta « Pour mon âme ». Mais le public, composé en grande partie d’invités et de sponsors non connaisseurs,  n’y prête guère attention en applaudissant à tout rompre ! Quant à Juliana Grigoryan, elle propose d’abord la Romance à la lune tirée du premier acte de la Rusalka d’Antonin Dvorak, en irisant son timbre sombre aux aspérités gutturales d’une ligne de chant qui lui permet de négocier piano son second couplet. Puis elle joue la carte du grand lyrisme dans le si rabâché « O mio babbino caro » de Gianni Schicchi en s’armant d’une naïveté toute ingénue. Puis avec la volonté de respecter le programme annoncé, elle s’attaque à la seule « Casta diva » de Norma en déployant une ampleur de phrasé qui se durcit avec la réitération des la bécarre 4 appuyés et des gruppetti d’ornementation.

Concert du Nouvel An à Radio France : une soirée Crescendo molto

par

Cette célébration de 2025 était doublée (et prolongée par la suite, puisqu’elle partira en tournée, du 6 au 10 janvier, avec un concert tous les jours, respectivement à Châteauroux, Bourges, Chalon-sur-Saône, Grenoble et Vichy), et le concert de la Saint-Sylvestre, diffusé en direct sur France Musique, avait été précédé par un autre la veille. C’est de ce dernier qu’il est question ici.

L’Orchestre National de France (ONF), sous la direction de leur directeur musical Cristian Măcelaru, avait invité l’Ensemble Janoska. Nous le présenterons quand il interviendra, c'est-à-dire seulement après l’entracte. En effet, dans toute la première partie, l’orchestre a joué, seul, des œuvres que l’on retrouve fréquemment dans les occasions festives, et toutes marquées du sceau de l’Europe centrale.

Pour commencer, l’ouverture de l’opérette Le Baron tzigane, de Johann Strauss fils, qui fait la synthèse entre la tradition classique (partie lente pour commencer), tzigane (czardas pour continuer) et viennoise (valse pour conclure). Le début semble quelque peu sérieux et appliqué. On sent Cristian Măcelaru davantage soucieux d’expression que d’exotisme, avec un sens dramatique affirmé : les nuances sont contrastées, avec des solos instrumentaux très intériorisés. Tout est bien mené, mais manque d’aisance ; c’est un peu précautionneux. L’orchestre sonne très bien, mais ne se lâche pas vraiment. Ce Baron tzigane du compositeur viennois par excellence n’est, finalement, ni tzigane ni viennois.

L’enthousiasme dans la salle est très relatif.

Les Danses de Galanta sont sans doute l’œuvre la plus populaire du compositeur hongrois Zoltan Kodály, qui s’était beaucoup intéressé, avec Béla Bartók, aux musiques traditionnelles, et notamment tziganes, ce qui est flagrant ici. Elles commencent par un solo de clarinette (remarquable Carlos Ferreira), qui a le mérite de quelque peu réveiller l’orchestre. Les cordes commencent à se libérer. On admire le travail de détail, en particulier des dynamiques. Il y a une belle énergie, et la bonne humeur s’installe.

Le public ne se lâche pas encore tout à fait, mais...

Suivait l’irrésistible Cinquième Danse hongroise de Johannes Brahms. La sonorité de l’ONF est épatante, enveloppante, sans saturer. Cristian Măcelaru gère les brusques changements de rythme avec naturel et distinction. Son parti pris est établi : rien de spectaculaire ou de pittoresque, tout au service de l’expression musicale.

Illia Ovcharenko, promesse d’une belle musicalité à la Salle Cortot

par

Illia Ovcharenko

Invité régulier du Festival d’Auvers-sur-Oise, le jeune pianiste ukrainien Illia Ovcharenko a donné un récital prometteur à la Salle Cortot, à Paris, organisé conjointement avec l’association Pianissimes pour célébrer la sortie de son premier disque. À 23 ans, il se distingue par un jeu qui allie engagement et sensibilité, témoignant d’une rare capacité à restituer l’essence de chaque œuvre avec chaleur et sincérité. Son programme, composé d’œuvres de Sergueï Bortkiewicz (1877-1952), Borys Liatochynsky (1895-1968) et Régis Campo, reflète son désir de faire découvrir un patrimoine musical méconnu tout en affirmant sa curiosité pour la création contemporaine.

Né à Tchernihiv, en Ukraine, Illia Ovcharenko a fait ses débuts en concerto à l’âge de 12 ans à la Philharmonie nationale d’Ukraine. Élève d’Arie Vardi, il s’est distingué en remportant de nombreux prix prestigieux, dont le 1er prix au Concours international de New York et un prix au Concours de piano Busoni. Il mène déjà une carrière internationale, se produisant avec des orchestres tels que les Orchestres symphoniques de La Monnaie, de Jérusalem, de Toronto, de Haïfa, ainsi qu’avec l’Orchestre national d’Île-de-France. On a également pu l’entendre dans des festivals et salles renommés comme le Menuhin Gstaad Festival, le Festival international de Dresde, ou encore le Carnegie Hall.

Nikolay Khozyainov au Théâtre des Champs-Elysées : virtuosité sans émotion

par

Le 17 décembre dernier, le pianiste, compositeur et chef d’orchestre russe Nikolay Khozyainov a offert un récital unique parisien de la saison au Théâtre des Champs-Élysées. Au programme : Schumann, Stravinsky, Chopin, ainsi qu’une Fantaisie de sa propre composition. Un programme ambitieux et hautement virtuose, mais qui peine à émouvoir.

Vêtu d’une queue-de-pie, Nikolay Khozyainov fait une entrée remarquée, affichant une stature imposante et un large sourire. Son assurance et sa présence scénique sont indéniables. Le récital s’ouvre avec les Variations sur un thème de Beethoven WoO 31 de Schumann. On connaît cette œuvre grâce à des enregistrements, notamment celui de Cedric Pesca chez Claves paru en 2017 et de Cédric Tiberghien chez Harmonia Mundi sorti en 2023. Il s’agit d’études sur le thème du mouvement lent de la Septième symphonie de Beethoven sous forme de variations, dont la composition date de 1833 à 1835. Schumann composait parallèlement les Études symphoniques qui datent de 1834, d’où quelques similitudes avec celles-ci. Dans son interprétation, Khozyainov démontre une technique irréprochable : chaque note est finement articulée, les nuances parfaitement maîtrisées. Sa virtuosité ne fait aucun doute, et il sait instaurer des moments d’introspection rêveuse. Il montrera avec constance ces qualités, tout au long du récital. 

Si l’on espérait retrouver dans sa Fantaisie un caractère du genre « fantaisie », c’est-à-dire une liberté créative débordant des cadres habituels, elle se révèle plutôt être une pièce de easy listening comme diront les Américains, dont le caractère reste homogène et sans surprises.

Klaus Mäkelä et le public du Concertgebouw célèbrent leur orchestre

par

La Kerstmatinee (« Matinée de Noël ») de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d'Amsterdam est une tradition annuelle, confiée pour la quatrième fois à Klaus Mäkelä. C’est lui qui deviendra, en 2027, alors qu’il sera tout juste trentenaire, le huitième directeur musical de cet orchestre historique, fondé en 1888. C’est dire la confiance placée en lui !

Pour cette soirée, il nous est annoncé « un programme basé sur le thème de l’amour », avec les précisions suivantes : « l’amour conjugal » pour les deux piliers du répertoire que sont Siegfried-Idyll de Richard Wagner et Une vie de héros de Richard Strauss, précédés d’« une déclaration d’amour à la musique de Beethoven » avec subito con forza d’Unsuk Chin. Nous verrons que, s’il est indubitable que l’amour a inspiré toutes ces musiques, ainsi que leurs interprétations, d’autres lectures en sont possibles.

Comme c’est d’usage, dans cette salle mythique construite pour cet orchestre en 1888, le chef d'orchestre arrive, du haut de la salle et face au public, par des escaliers d’une quinzaine de marches. Cela installe, d’entrée, un rapport très spécial entre le chef et le public.

Le concert commençait par une courte pièce de la compositrice sud-coréenne Unsuk Chin (née en 1961) : subito con forza. La partition porte l'inscription « À l'occasion du 250e anniversaire de la naissance de Beethoven », et son début tonitruant en cite l’Ouverture de Coriolan, juste avant un murmure des cordes, d’une précision stupéfiante, dans lequel les quatre contrebasses sont particulièrement exposées (elles le seront encore plusieurs fois par la suite). 

On entend d’autres citations de motifs saisissants de Beethoven, ainsi que des plus sauvages du Sacre du Printemps de Stravinsky. L’écriture des instruments à vent utilise des modes de jeux qui apportent des couleurs tout à fait originales.

Il y a une impétueuse énergie dans ces cinq minutes, qui se terminent cependant plus calmement, même si la tension reste maximale jusqu'au bout.

Cette pièce a été créée, précisément, par cet orchestre et par ce chef en 2020, à l’occasion de leur toute première collaboration. C’est aussi entre eux, à n’en pas douter, qu’il y a déclaration d’amour...

Suivait Siegfried-Idyll, une pièce d’une quinzaine de minutes écrite par Richard Wagner (1813-1883) en 1870, pour son épouse Cosima à la double occasion de son trente-troisième anniversaire et de la naissance de leur troisième enfant, Siegfried. 

Il est difficile de mettre plus de tendresse dans la sonorité des violons que dans ce début. La sonorité de l’orchestre, dans cette acoustique légendaire, est exceptionnellement riche.

Le Feest Concert du Netherlands Philharmonic au Concertgebouw d’Amsterdam

par

Le Feestconcert a lieu chaque année, juste avant Noël. C’est une tradition du Netherlands Philharmonic Orchestra (NedPhO) instituée par le regretté Yakov Kreizberg, qui en a été le directeur musical de 2003 à 2011.

Décorée de fleurs rouges de la même couleur que ses sièges, la splendide Grande Salle du Concertgebouw d'Amsterdam brille de tous ses feux. Dans les tenues de certaines musiciennes, il n’y a pas seulement le noir (et éventuellement le blanc) de rigueur, mais aussi de l’or et de l’argent. La fête peut commencer.

Dans cette salle mythique, le chef d'orchestre arrive par le haut de la salle, derrière l’orchestre et face au plus gros du public, et il a une quinzaine de marches à descendre, entre l’imposant Grand Orgue et cette petite partie du public qui est installée ici, avant d’atteindre les dernières rangées de musiciens, et de traverser l’orchestre pour rejoindre son pupitre. C’est assez théâtral.

Bien que sans entracte, ce concert était en deux parties distinctes : une première consacrée à l’opéra français et italien, et une deuxième sous le signe de la musique latine.

Pour commencer, l’exubérante ouverture de Rouslan et Ludmila du Russe Michail Glinka (1804-1857). Malgré un tempo très rapide, la précision et le velouté des cordes demeurent, et les musiciens semblent s’enivrer de cette virtuosité.

Lorenzo Viotti prend la parole, pour dire sa joie de diriger ce concert. Il propose au public de pleurer, de rire, de danser. « C'est la liberté totale ce soir ! ». Et il présente la soprano française Julie Fuchs qui est, avec le ténor mexico-américain Joshua Guerrero, l’une des deux têtes d’affiches de la soirée.

Elle fait son entrée, par le même chemin. Sa première intervention sera pour l’air Je veux vivre extrait du Roméo et Juliette du compositeur français Charles Gounod (1818-1893). Son aisance vocale est remarquable, et son timbre d’une richesse irradiante. Le cor anglais trouve une sonorité qui s’accorde bien avec la voix de Julie Fuchs. Son contre-ut de la fin déchaîne l’enthousiasme du public. Il faut dire que c’est là une valse tellement bien écrite pour la voix !

L'anniversaire de William Christie

par

HAPPY BIRTHDAY BILL -
TEA TIME -
Avec :
Gwendoline BLONDEEL -
Juliette MEY -
Paul AGNEW -
Theotime LANGLOIS DE SWARTE -
Myram RIGNOL -
Marie VAN RHIJN -
Les Arts Florissants -
A l Amphitheatre de la Cite de la Musique -
Le 14 12 2024 -
Photo : Vincent PONTET

Un concert Tea time à la française

Dans le cadre de sa série de concerts mettant en valeur des instruments historiques conservés au Musée de la Musique la Cité de la musique - Philharmonie de Paris, l’institution propose un concert « tea time » à 16 heures dans le cadre de l’anniversaire des 80 ans de William Christie qui correspond à 45 ans des Arts Florissants. Le rendez-vous est porté par Paul Agnew, entouré d’artistes de la jeune génération qui, en ce moment, font partie du noyau central de de l’Ensemble. Si l’heure du thé évoque une tradition profondément ancrée dans la culture britannique, ce programme rend hommage à la musique française des XVIe et XVIIe siècles.

Dans un bocage

Lors des concerts des Arts Florissants dirigés par Paul Agnew, un rituel bien établi consiste à introduire le programme par un bref discours d’Agnew lui-même. Fidèle à cette tradition, le ténor et chef écossais nous propose, cet après-midi, de nous imaginer dans un bocage imaginaire, quelque part en France, aux alentours des années 1670 ou 1680.

Au fil du programme, des jeux d’amour prennent vie dans ce petit bois enchanteur. À travers les œuvres de Michel Lambert (Trouver sur l’herbette, Par mes chants tristes et touchants, Amour, je me suis plaint cent fois, Ma bergère est tendre et fidèle, Bien que l’amour fasse toute ma peine, Il est vrai qu’amour a ses peines), de Marc-Antoine Charpentier (Sans frayeur dans ce bois), et de compositeurs anonymes (Non, non, je n’irai plus au bois seulette, J’avais cru qu’en vous aimant, Sur cette charmante rive), se dessinent les aventures sentimentales de la bergère et du berger. Douceur, surprise, douleur, détresse et plaintes amoureuses rythment leur parcours.

Un Noël en musique au château de Fontainebleau avec l'ensemble Balthazar Neumann

par

Depuis 2020, l’orchestre et le chœur Balthazar Neumann, sous la direction de leur fondateur Thomas Hengelbrock, sont en résidence au château de Fontainebleau. Du 13 au 15 décembre dernier, ils ont donné une série de concerts de Noël dans deux lieux emblématiques : la chapelle de la Trinité et la salle du Bal. Ces espaces, offrant une acoustique exceptionnelle, ont accueilli des œuvres allant du premier baroque italien aux compositions des XIXe et XXe siècles.

Ars Musica 2024 : des semences entre les pavés

par

Urban Nature, c’est le thème du festival Ars Musica, dont le compte-rendu des concerts que j’ai pu voir arrive avec le décalage fomenté par une infection respiratoire plus résistante qu’un poilu de tranchée.

Samedi, c’est Satie ça te dit ?

Je démarre ma pérégrination biennale par une incursion aux Brigittines pour le concert de François Mardirossian, auquel je tiens d’autant plus que j’ai apprécié son (double) album Satie et les Gymnopédistes, paru il y a peu chez Ad Vitam : là comme sur la scène de la chapelle, le jeune pianiste, enjoué (il raconte, décrypte, empoche le public) et doué (un jeu souple et vivant, aux humeurs manifestes) parcourt le répertoire du compositeur d’Arcueil, une musique minimaliste avant l’heure, aux mélodies claires et aux harmonies dépouillées, aux titres d’un humour excentrique, une musique innovante et aux atmosphères évocatrices -Gymnopédies et Gnossiennes, bien sûr, mais aussi la New Gnossienne n° 1 de Gavin Bryars (un fan du Français, qu’il a contribué à faire connaître au Royaume-Uni), fruit d’une commande du festival Superspectives, ou la Danse pour un enterrement n° 2 de Claire Vailler, création imaginaire d’une pièce dont Satie n’a laissé que le titre. La salle est pleine, ravie et découvre, en bis, Listen To The Quiet Voice, morceau solennel et désarmant du regretté Dominique Lawalrée, compositeur et collaborateur de Crescendo-Magazine que Mardirossian s’acharne, dans un plaisir partagé, à faire émerger de l’obscurité.

La ville, c’est en Amérique du Nord

La même soir, à Bozar, le programme du concert d’ouverture d’Ars Musica, confié au Belgian National Orchestra dirigé par Antony Hermus, surprend : fougueux, populaire, nord-américain d’un bout à l’autre, puisant sur plus d’un siècle de répertoire. Pourquoi pas, sauf que l’ardeur du premier mouvement, Lex, de la Metropolis Symphony de Michael Daugherty (une ode aux cinquante ans de Superman – Lex Luthor est son ennemi juré – par un habitué des Grammy Awards), aux sifflets à bille énergiques martelant un rythme de course poursuite urbaine, cache difficilement l’ambiguïté du populaire -un terme qui désigne une musique accessible et appréciée d’un public large, mais aussi si limpide qu’elle manque des défis qu’une audience vigilante attend d’une musique « nouvelle ». Je me perds dans une orchestration qui se veut complexe mais que j’entends touffue, si contaminée par ses emprunts au jazz, au funk ou au rock, que je la reçois comme une pâtée disgracieuse où l’effet, à chaque tournant, l’emporte.

La Canadienne Keiko Devaux, élève de Salvatore Sciarrino (et boxeuse), s’en sort bien mieux, qui propose, avec Fractured Landscapes, une pièce superposant tradition et modernité, juxtaposant moments de tension/résolution et clusters mouvants, textures bruitées et tonalités pures, image de l’incessante adaptation du vivant (ici, les végétaux qui densifient leurs graines pour améliorer l’efficacité reproductive de leur chute) aux environnements urbains -une manière de survivre, bien sûr, mais aussi de façonner le paysage de la ville-, dialogue éclairé entre l’Urban et la Nature.

Le Concerto pour deux pianos et orchestre de Philip Glass, confié à Katia et Marielle Labèque, qui l’ont créé en mai 2015 à Los Angeles (une étape parmi de multiples collaborations), est un moment attendu : tant le compositeur américain que les pianistes françaises ont pris soin, lors de leurs carrières respectives (et presque aussi longues), de ne pas s’enfermer dans un répertoire -le premier fraye avec Steve Reich aussi bien qu’avec Patti Smith ou Aphex Twin, les secondes interprètent György Ligeti, Luciano Berio ou Pierre Boulez (« jouer de la musique contemporaine est une façon de rester vivante, de rester avec son époque ») comme du baroque ou de la musique expérimentale. La pièce, ambitieuse, a les épaules larges, ne manque ni d’emphase ni de puissance, mais le premier mouvement tripatouille, on n’est pas en place, c’est brouillon, on entend mal le doublement des figures des pianistes par les sections de l’orchestre, la continuité de la ligne mélodique ou rythmique, la tension sur scène est palpable -piquant alors que l’approche de Glass quant au concerto s’est peu à peu éloignée du soliste héroïque qui vainc l’orchestre pour aller vers une conception dans laquelle l’orchestre devient une extension du soliste-, avant un ajustement progressif qui sauve les deux mouvements suivants et rend aux sœurs Labèque la fluidité virtuose de leur jeu.

Je ne sais que penser du déferlement sonore de Play - Level 1, d’Andrew Norman, où le tapageur le dispute au tumultueux : lui y voit un débordement d’idées (sur la technologie, le libre arbitre, Internet, le drone guerrier, le jeu vidéo…) quand j’y entends un borborygme sans tête.

Entre An American in Paris et Central Park in the Dark, de deux compositeurs également imbibés de l’atmosphère de la ville tentaculaire aux innombrables taxis jaunes, je préfère de loin la pièce de Charles Ives : dans cet exemple précoce (1906) de collage musical, le compositeur hume la nuit du grand parc new-yorkais, là où nature placide et ville excitée cohabitent comme elles peuvent, partagées entre calme (les cordes, répétitives et hypnotiques) et chaos (les fragments de mélodies populaires, les klaxons) ; dans une esthétique qui allie jazz américain et musique classique européenne (le saxophone, les trompes des taxis, les syncopes, les blue notes), réussie mais à laquelle je n’ai jamais accroché, George Gershwin, né à Brooklyn et travaillant à Tin Pan Alley, le quartier des éditeurs de musique, raconte, en 1928, ses expériences de la vie parisienne : le BNO se donne dans ce poème symphonique coloré et effervescent, enchaînant les sections dans un flux ininterrompu.